Les réseaux sociaux sont-ils moraux ?

Les réseaux sociaux sont le moyen de transport des âmes. Ce que le train et l’avion ont fait pour les territoires, Facebook et Twitter le font pour les individus, en reliant à grande échelle leur personnalité, leurs goûts, leurs idées, leurs convictions. De même que pour Montesquieu le commerce devait rapprocher les différents pays, les réseaux sociaux contribueraient à l’harmonie mondiale en créant des liens d’intérêt et d’intelligence entre tout un chacun. Et en effet, les points de vue s’y confrontent, les luttes s’y partagent, les pressions sur les acteurs socio-économiques s’y agrègent. Aussi les réseaux sociaux seraient-ils moraux ou du moins — leur but n’étant ni caritatif, ni politique — profitables aux individus (reconnaissance), à la société (communication), et aux grandes causes collectives (engagement).

 

Impunité et addiction

Mais regardons-y de plus près. Car cette description ne reflète peut-être que notre désir d’être moraux à peu de frais — le like étant la version gratuite de la bonne action. Or si l’on s’intéresse non plus à ce que les réseaux sociaux peuvent être, mais à ce qu’ils sont effectivement, deux choses me sautent aux yeux : l’impunité qu’ils autorisent et l’addiction qu’ils entraînent.

L’impunité tout d’abord. Alors que les relations humaines ont toujours comporté une forme de réciprocité matérielle, les connexions via écrans interposés, en brisant cette réciprocité, donnent à chacun.e l’occasion d’agir sans risque de représailles (dans le harcèlement en ligne, typiquement). Le mythe de l’anneau de Gygès illustre bien cette situation. Platon raconte comment Gygès, qui a trouvé un anneau magique rendant invisible, va immédiatement en profiter pour séduire la reine et tuer le roi. L’impunité de l’invisibilité, autrement dit, conduirait droit au crime. Et soyez sincère : quelle est la première chose que vous feriez avec cet anneau ? Réfléchissez-y. C’est une expérience de pensée qui démontre que la morale n’est pas, comme on veut le croire, un ensemble de principes qui nous inciteraient à bien agir, mais une illusion créée par la peur de la punition. Ce que l’exergue des célèbres Maximes de La Rochefoucauld résume en quelques mots : “la vertu n’est qu’un vice déguisé”, puisqu’elle n’est qu’une peur (de la punition) doublée d’une avidité (de louanges).

Or les réseaux sociaux offrent cette invisibilité, ou du moins cette distance avec l’autre, cette déconnexion (paradoxalement) avec le réel, qui nous pousse à faire ce que nous ne ferions jamais en public, quand nous sommes comptables de nos actions. L’impunité révèle et encourage notre tendance à faire le mal. C’est le problème du harcèlement, mais aussi des “trolls”, des “haters” et, plus généralement, de toutes les escroqueries, pirateries et commerces illégaux du “dark net” (“noir” précisément parce qu’y règne un anonymat absolu), autant de conduites immorales, voire criminelles à la portée de tous, puisqu’elles ne coûtent rien.

 

“La perte de la liberté de s’abstenir”

Mais ce n’est pas encore le pire. Car on peut contrecarrer l’impunité. Pascal l’explique parfaitement : “La justice sans force est impuissante [= impunité] ; la force sans justice est tyrannique [= tendance à faire le mal] […] Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort [puisque la force tend spontanément au mal], on a fait que ce qui est fort fût juste [en contraignant la force.].” On peut réduire l’impunité par des lois, des procédures de contrôle, une sensibilisation, bref : une “civilisation des mœurs”, pour reprendre Norbert Elias, qui renforce peu à peu la capacité individuelle d’auto-contrainte. Non, le vrai poison des réseaux sociaux, c’est l’addiction qu’ils provoquent, parce qu’elle est invincible.

Qu’est-ce que l’addiction ? Selon Pierre Fouquet, un pionnier de l’alcoologie, c’est la perte de la liberté de s’abstenir. S’abstenir d’un plaisir qui ne correspond à aucun bien. Car le plaisir vient naturellement récompenser un besoin vital. Manger, boire, dormir et se reproduire procurent du plaisir, un plaisir proportionnel à leur nécessité respective. Or l’humain a trouvé le moyen de déconnecter la liaison naturelle entre le plaisir et le besoin dont il récompense la satisfaction. L’exemple le plus clair est bien sûr la drogue : elle délivre une jouissance sans effort, et indépendamment de tout besoin.

Or les réseaux sociaux procurent un plaisir de ce genre, mais psychologique. Par les systèmes de “like”, “retweet”, “partage”, “+1” et autres gratifications narcissiques, les réseaux sociaux génèrent un plaisir comparable au plaisir d’un psychotrope, et c’est pourquoi l’on parle aujourd’hui d’addiction sans substance (au jeu, au sexe, au shopping et… aux réseaux sociaux). De fait, la plupart de ces addictions sans substance transitent aujourd’hui par des plate-formes similaires.

Selon une étude Deloitte de 2015, les jeunes tendent à consulter leur téléphone plus de 200 fois par jour. Personnellement, quand j’avais vingt ans, bien avant la naissance des réseaux sociaux, je fumais une vingtaine de cigarettes par jour, ce qui, à 10-15 bouffées / cigarette, me procurait 200 à 300 “flashs” quotidiens. L’analogie peut paraître insolite. Les “pics d’endorphine” sont pourtant bien là, en nombre comparable, avec la même recherche d’appartenance au groupe et de valorisation de soi.

 

L’illusion de l’immédiat, la réalité du temps perdu

Mais ce ne serait encore rien — ou du moins pas plus grave qu’un usage raisonnable de la drogue, de l’art, de la masturbation et de tous ces plaisirs qui, sans répondre à aucun besoin, rendent la vie agréable, voire supportable — ça ne serait encore rien si ce plaisir ne nous détournait des vrais gens. Car le temps passé sur les réseaux sociaux ne fait pas que nous couper des autres — ce qui est parfois souhaitable —, ou du moins nous en éloigner par le truchement d’un écran où, somme toute, on les retrouve — argument de la “nouvelle forme de socialité” des réseaux sociaux, qui plaide en leur faveur. Non, l’immoralité des réseaux sociaux ne tient pas à la distance des écrans qui nous séparent, mais plutôt à l’immédiateté temporelle où ils nous enferment. Immédiateté des gratifications, de l’hyperstimulation des photos et des vidéos, du prêt-à-penser en 140 caractères, des publications commerciales aguicheuses, des jeux massivement multijoueurs, des gains d’argent, des rencontres, immédiateté qui est au cœur de l’addiction qu’ils provoquent, en particulier chez les jeunes (cf. “Écrans, des pédiatres préoccupés”, Le Monde du 25 octobre). Une vraie relation demande du temps avant toute chose, mais aussi de l’intime, de l’invisible (“l’essentiel est invisible pour les yeux”), du caché même. Quelle amitié pourrait naître sur Facebook ? quel amour survivre à Tinder ?

Et le vrai risque moral est peut-être là — tapis insidieusement sous les dangers d’une malice éclatante, celle des haters, des faux profils, du harcèlement —, le risque de s’habituer à des relations de surface, réactivées 200 fois par jour, le risque d’être emmailloté par le tissage illimité de “liens faibles”, comme on dit aujourd’hui, sans voir que c’est notre propre capacité à aimer qui s’y affaiblit.

Guillaume von der WeidLes réseaux sociaux sont-ils moraux ?

2 Comments on “Les réseaux sociaux sont-ils moraux ?”

  1. VERRIÈRE Jean-Charles

    J’ai eu la chance d’assister à une conférence où intervenait Mr VON DER WEID aujourd’hui même sur ce thème.
    Prendre du recul, prendre le temps de se questionner, un vrai plaisir. Merci.

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