Recadrer la censure

Pourquoi censurer l’amour des amants, et pas le meurtre du prochain ? Pourquoi interdire Love de Gaspard Noé (-18) pour quelque scènes affectueuses de sexe, et classer “tout public” James Bond qui a tué 350 personnes depuis le début de sa carrière ? Pourquoi, autrement dit, interdire de voir ce qui est bon, et ne pas interdire ce qui est mauvais ? On arguera que certains films contiennent des scènes de sexe non simulées, tandis que d’autres sont pour de faux. Mais depuis quand le vrai est-il pire que le faux ? Et surtout : pourquoi interdire ce que tout le monde connaît et pratique — depuis la puberté —, et autoriser ce qu’on souhaite ne jamais connaître, et qui est unanimement réprouvé (violences, destructions, meurtres, etc.) ? Question de cadrage.

La censure quadrille trois grands territoires, celui de l’esprit, de la société et de l’éthique. La raison de la censure psychologique est sans doute la plus évidente : les images peuvent choquer les jeunes esprits. Le “mythe de la caverne” l’illustre bien : Platon y représente des humains enchaînés au fond d’une grotte par un dispositif qui les empêche de voir autre chose que la paroi où viennent se projeter les ombres des choses réelles, placées derrière eux, à l’orée de la caverne. N’ayant jamais vu qu’elles, ils sont convaincus que les ombres sont les seules “vraies” choses. L’un d’eux parvient néanmoins à se libérer et sortir du souterrain. Après un moment d’éblouissement, il peut enfin observer la réalité avec ses volumes, sa texture, ses couleurs. Il s’empresse alors de rentrer pour délivrer ses compagnons. Mais ceux-ci, paresse ou fanatisme, persuadés qu’ils ont raison et que l’obscurité est vraie, le tuent. Ce mythe bien connu raconte le statut ambigu des images : elles nous détournent du vrai par l’illusion de simulacres confortables, et en même temps, elles nous y conduisent par l’appel de signes incomplets. Ainsi, les images ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, mais seulement quand, par leur brutalité, elles nous empêchent de les dépasser vers l’idée qu’elles expriment. 2001 de Kubrick peut être vu comme un simple film de science fiction, ou comme une métaphore de la civilisation, Love comme un film porno, ou l’essai de représentation de l’amour charnel, Funny Games de Haneke comme un“snuff movie”, ou comme une œuvre qui choque délibérément pour nous faire réfléchir au plaisir que suscitent habituellement chez nous les représentations de la violence.

La première raison de censurer est donc de protéger les jeunes esprits d’images qui, au lieu de les faire voir plus loin, les aveuglent.

Mais dès lors, pourquoi interdire le sexe, jouissif et ordinaire plutôt que la violence, malfaisante et exceptionnelle ? Pour une raison moins évidente, mais peut-être plus profonde, qui est politique. Comme l’a montré Freud, l’interdit du sexe n’est pas seulement fonctionnel, comme le vol ou la violence : il est fondateur de notre ordre à la fois psychique et social. J’en ai fait une expérience amusante en tant que professeur de philosophie lorsque, voulant prouver que la pudeur, qu’on peut interpréter comme la manifestation la plus spontanée du tabou sexuel, n’était pas seulement une convention, mais un fondement, j’ai mis des élèves au défi de me prouver le contraire en l’abolissant temporairement, comme on pourrait le faire avec le vol ou la violence. Car la pudeur n’est pas seulement l’effet psychologique du conditionnement éducatif, dont le spectre va de la violence la plus brutale à la distinction la plus recherchée. La pudeur est une condition d’existence, car sans elle notre personnalité n’existe plus : la nudité nous cache comme une lumière qui n’éclairerait rien. Et de fait, classes après classes, les élèves constataient qu’aussi émancipés se crussent-ils, ils ne parvenaient à se soustraire au commandement de la pudeur. Sauf qu’un beau jour, un jeune garçon défia le défieur. Un jeune homme annonça, sans se démonter, qu’il se déshabillerait entièrement, hic et nunc. J’en eu des sueurs froides, car il était trop tard pour reculer. Je n’avais plus qu’à me résigner à un incident que j’avais si bien cherché. L’intrépide monta sur la table et se dénuda effectivement. Mais, détail ô combien salutaire, il posa sa main sur ce qui lui restait à cacher. Je l’applaudis alors de bonne grâce, le félicitant d’avoir confirmé à la fois et son courage et ma thèse, puisqu’il s’était entièrement déshabillé, mais pas entièrement montré.

La deuxième raison de censurer est donc de protéger le fondement d’une société, et pas seulement la formation de ses jeunes cerveaux. On comprend ainsi pourquoi l’interdit du sexe est plus rigoureux que celui de la violence, puisque l’une destabilise un ordre matériel dont l’autre abolit le principe même. On comprend, du même coup, pourquoi le vrai exhibant le tabou peut devenir plus dangereux que le faux ou le simulé, l’insinué, qui permet de dire sans le dire, de faire sans faire, de même que l’équilibre psychique implique, pour Freud, le refoulement de pulsions qui réapparaîtront sous les formes détournées du mot d’esprit, de l’acte manqué ou du symptôme. La seule incohérence de cette censure, c’est de fixer la limite à 16 ans quand la majorité sexuelle est fixée à 15. Curieux d’interdire de voir ce qu’on peut légalement faire.

Mais, dernier point, la censure n’est pas seulement fonctionnelle et fondationnelle, elle peut être éthique, et donc totale, l’interdiction aux moins de 18 ans équivalant à une censure quasi totale, privant les films des canaux de distribution officiels. C’est quoi, l’éthique ? C’est ce qui sépare bien et mal de bon et mauvais. Ainsi la drogue est physiquement bonne (c’est pour ça qu’on en prend), mais elle est moralement mauvaise (c’est pour ça qu’on l’interdit), de même le lancer de nains est bon (les gens s’amusent, les nains gagnent de l’argent) mais mauvais (en portant atteinte à la dignité humaine, cf. arrêt de “Commune de Morsang sur Orge”, 1995), de même l’euthanasie, l’avortement, la GPA, l’eugénisme, etc. qui peuvent être jugés à la fois concrètement profitables mais moralement condamnables. Les images contraires à l’éthique sont ainsi des représentations qui peuvent avoir du sens, divertir, convaincre, mais qui remettent en question la dignité de l’être humain (spectacles de Dieudonné, vidéos de décapitations, pornographie instrumentalisant la femme, etc).

Le problème est alors de savoir ce qui porte atteinte à la dignité humaine — ou au contraire l’enrichit par des images choquantes nous forçant à sortir de notre zone de confort. Qu’en est-il de Funny Games ? de Nymphomaniac (Lars von Triers) ? de Salafistes (Margolin et Ould M. Salem) ? En fait, il est pratiquement impossible de définir ce qui contrevient à la dignité de l’être humain, à moins d’édicter des règles arbitraires qui, au final, n’épargneront pratiquement aucun film. Il n’est qu’à rappeler le procès fait à Flaubert en 1857 au sujet de sa Bovary, dont les censeurs dénonçaient à toute force les “détails lascifs” et la “glorification immorale de l’adultère”.

Tout comme la morale sur laquelle elle prétend se fonder, la censure doit donc juger l’intention, et non pas seulement des éléments matériels en définitive peu pertinents : l’œuvre veut-elle ouvrir un débat (Love, Funny Games) ou le clore en assénant un dogme ou une image choquante sans autre finalité que la fascination morbide de l’audience ? Certains opposent ainsi Tombouctou et son regard critique à Salafiste, dont la réalisation a été contrôlée par les fous de Dieu qui y sont dépeints. On peut opposer, de même, la pornographie grand public, avilissante, à la pornographie éthique (cf. les porn studies américaines), ou Saw 3 (-18) qui ne fait qu’empiler les scènes de tortures sans autre but que l’épouvante du spectateur à la série Walking Dead qui raconte un clash macabre des civilisations, la peur de l’autre et tous les enjeux d’un communautarisme de survie.

Pour rester légitime, la censure doit donc recadrer son filtre de façon à l’emboîter dans les réalités psychique, politique et éthique qu’elle veut protéger. Son premier filtre (-12) paraît bien ajusté à la première grande étape de maturité de l’individu, la puberté. Son deuxième (-16), au contraire, devrait être harmonisé avec la majorité sexuelle, c’est-à-dire la capacité de choisir ce qu’on fait de son corps et de son esprit. Le troisième (-18 ou ø) ne doit viser que les œuvres aux intentions indéfendables, et épargner celles qui, pour faire réfléchir, détournent les codes qui neutralisent l’intolérable (violence, manipulation, indignité, horreur, etc.), pour poser vraiment le problème de la justice, du vrai, du bon, du beau et non pas seulement les aseptiser à des fins commerciales.

Guillaume von der WeidRecadrer la censure

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