Pourquoi certains motards font-ils tant de bruit ?

À Paris, les pétarades assourdissantes des motards retentissent plusieurs fois par jour à nos oreilles. Le phénomène a pris de l’ampleur ces dernières années avec l’explosion du nombre de deux-roues, consécutive à la politique de réduction de la circulation automobile. Avant, c’était une pratique réservée aux motards “historiques”, à mi-chemin entre les blousons noirs et les passionnés de Harley pour qui la moto est un mode de vie et les motards une communauté d’appartenance. On acceptait un tintamarre dilué dans les petites nuisances de tous ces groupes qui se distinguent par des comportements déplaisants tout en profitant des avantages d’une société policée. Or ces crépitations stridentes ne sont plus seulement la marque d’une petite communauté folklorique et tonitruante, mais une attitude qui s’est répandue chez nombre de conducteurs, dont le barouf suffocant ne rivalise plus désormais qu’avec les marteaux-piqueurs et les sirènes de pompiers (“full barouf” est d’ailleurs le nom du pot d’échappement de référence pour les amateurs).

 

“Nul ne fait le mal volontairement”

Or, au-delà des accusations des uns et des justifications des autres, ce qui m’a toujours étonné, c’est la capacité des motards à être insensibles à l’exaspération universelle qu’ils génèrent. Comment peuvent-ils produire consciemment et délibérément un bruit qui insupporte des milliers de gens autour d’eux ? Deux réponses possibles : ce n’est pas conscient, ou ce n’est pas délibéré.

1) Première hypothèse : ils ne savent pas la peine qu’ils causent. C’est pour moi la réponse la plus évidente : ceux qui font le mal ne s’en rendent pas compte, sans quoi ils ne le feraient pas. Platon la résume dans une des formules les plus saisissantes de la philosophie : “Nul ne fait le mal volontairement” (Gorgias). Le mal — en l’espèce le tapage cassant des millions d’oreilles (selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, un seul motard peut réveiller 300 000 personnes en traversant Paris la nuit) — le mal dis-je, ne résulte que de l’inconscience des motards : s’ils savaient la peine du bruit, ils cesseraient de l’infliger.

Seulement les motards argumentent. Sur les forums spécialisés, ils fournissent deux raisons et deux excuses au bruit : 1° le bruit d’un moteur est le centre de gravitation esthétique d’une moto. Sans lui, elle perd son âme 2° Le bruit permet d’être entendu des automobilistes. a) Le bruit n’est en réalité pas si terrible et b) les gens aussi font du bruit, “surtout les enfants” (sic). Autrement dit, les motards connaîtraient le mal, tout en le justifiant.

La théorie platonicienne prévoit ces raisonnements : les méchants savent qu’ils font quelque chose contre la loi ou le bien collectif généralement entendu, seulement ils pensent que le bien de leur comportement prévaut sur cette loi ou ce bien collectifs, de même que le menteur ment toujours pour de bonnes raisons, le voleur braque une banque qui escroque les gens et sera de toute façon remboursée par les assurances, l’assassin se venge d’un mal préalable, le fraudeur fuit une taxation injuste, etc. Aussi tout méchant pense-t-il qu’au total, qu’il fait le bien. CQFD.

 

Le bruit : une addiction ?

2) Deuxième hypothèse : ils savent le mal qu’ils font, mais ne le font pas délibérément, car ils ne peuvent pas se passer du bruit. Ça fait partie de leur identité, au même titre qu’un statut social, un style vestimentaire, une nationalité ou encore une addiction. Un deux-roues silencieux ou même un vélo leur seraient intolérables, au même titre qu’une baisse de revenu, la nudité, l’exil ou l’abstinence. Le comportement ne serait plus le résultat d’une ignorance intellectuelle, mais d’une dépendance physique, une dépendance “sans substance” comparable à l’addiction aux jeux de hasard ou aux réseaux sociaux. Aristote dirait : c’est une habitude si longtemps répétée, si bien intégrée qu’elle en devient irrésistible (Éthique à Nicomaque). Alors quoi ? Irresponsabilité corrigible ou culpabilité aggravée ?

Le problème de ces deux explications, c’est qu’elles placent la source du comportement à l’intérieur ou à l’extérieur de l’individu, comme une force qui produirait presque mécaniquement le comportement malfaisant, soit par la brutalité de l’ignorance, soit par l’inertie de l’habitude. Or il y a quelque chose de profondément démonstratif dans les pétarades des deux-roues : il faut qu’on les entende, que les connaisseurs se retournent, que les profanes soient pétrifiés. Le bruit des motos, c’est l’agressivité du loulou, les beaux habits du parvenu, l’arrogance de la jeunesse, bref, une manière malapprise de s’imposer aux autres, de se faire voir dans l’expression de sa puissance, aux frais d’une société qui se l’interdit. Ce n’est ni extérieur, ni intérieur à l’individu : c’est une façon d’être. Plus qu’une ignorance ou une dépendance qui, chacune à sa façon, nient la spécificité du mal — qui consiste à vouloir plus que les autres —, le boucan des deux-roues n’est qu’un avatar, somme toute classique, de l’égoïsme qui veut prendre plus de place que les autres, en l’occurrence que 300 000 personnes.

 

Sous les pavés, la loi

Au-delà de ce questionnement assez personnel demeure le dommage sonore causé par ces fâcheux usages. Et le problème est très simple cette fois, c’est celui du courage politique d’appliquer la loi, puisque le Code de la route limite le niveau sonore des véhicules. Il s’agit du même courage que celui qui, à partir des années 70, parvint à limiter la vitesse d’une voiture qui faisait 20 000 morts par an, contre 3 000 aujourd’hui. On a réduit le carnage, réduisons le tapage.

 

Illustration : Easy Rider (1969)

Guillaume von der WeidPourquoi certains motards font-ils tant de bruit ?

3 Comments on “Pourquoi certains motards font-ils tant de bruit ?”

  1. Tousch

    La philosophie appliquée j’adore cette science pragmatique ! D’accord avec cet article à 100% et encore plus après avoir vécu en Italie !
    Un jour, j’ai demandé à un policier pourquoi la police ne verbalisait pas la pollution sonore. Réponse: il y a 2 appareils calculant les décibels permettant d objectiver le bruit dans tout le département !
    J ai un livre sur le zen… si on peut marcher sur des braises, on peut apprendre à faire abstraction du bruit!
    Mais avec cette approche, qu’advient -il des 299 999 autres!
    Aurore

  2. heurlier alix

    Très rapidement j’ai conclu (en me le reprochant intérieurement) qu’il s’agissait d’un comportement relevant de l’égoïsme le plus primaire. Pour faire rapide et vulgaire ils font du bruit parce que ce sont des gros c…j’exagère évidement quoi-que ? Quand au courage politique il se fait bien rare de nos jours…et pour ce qui est du nombre de mort passant de 20 000 à 3000, il y a bien évidemment une série de mesures visant à interdire et sanctionner (vraiment) les comportements abusifs, mais aussi et peut-être surtout le matériel et les matériaux qui ont véritablement évolué et contribué fortement à cette baisse de la mortalité : pare-choc (toute la carrosserie en fait), airbag, profil des pneus, abs (qui vient de l’aviation) etc.

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