Le jeûne : l’exercice spirituel par excellence

Cet été, j’ai arrêté de manger. Entièrement. Pendant sept jours. Si l’expérience est assurément difficile, elle ne l’est pas pour la raison qu’on croit : la faim cesse dès que les intestins sont vides, si l’on a pris soin de se purger en début de jeûne. Toute la difficulté vient du sevrage, qui consiste moins à souffrir d’un besoin actuel qu’à rêver d’un plaisir perdu. Car trois fois par jour, en temps normal, nous éprouvons le bonheur de la satiété qui, insignifiant par sa banalité, nous procure pourtant la sensation magique d’être vivant.e, rempli.e, repu.e.

Mais alors, pourquoi s’en priver ? Le plaisir est assez rare pour être cueilli dès qu’il éclot, partout où il pousse, aussi loin qu’il est sans dommage pour les autres. De fait, nos vies ne consistent-elles pas à courir après les plaisirs, y compris par le biais de contraintes et de calculs qui ne l’atténuent que pour le raffiner et ne le diffèrent que pour le multiplier ? En cherchant la culmination du plaisir, la vie semble destinée à disparaître dans les voluptés, éblouie par leur éclat inégalé, dont l’extase sexuelle n’est que l’aboutissement régénérateur. N’y a-t-il donc rien d’autre que le plaisir, la chasse au plaisir et la peur d’en manquer ? Les êtres humains n’ont-il pas d’autres capacités, d’autres goûts, d’autres visées qu’un répertoire des jouissances ? C’est la question — toujours clivante — que pose le jeûne.

 

Jeûne et addictions

J’ai arrêté de boire à 30 ans. J’ai arrêté de fumer à 35. Aujourd’hui, à 40 ans, j’ai décidé d’arrêter de manger. Eh bien, le jeûne rend la vie aussi absurde, par l’abolition soudaine de cette scansion de plaisirs incontestables, que l’arrêt de la cigarette. Pourquoi se lever, si ce n’est pour fumer la première, la meilleure de la journée, car succédant à la désintoxication nocturne ? Quel besoin de manger un repas, si ce n’est pour son épilogue tabagique ? À quoi bon un café tout seul ? Dans quel but s’arrêter de fumer, si ce n’est pour refumer avec le plaisir accru du délai ? La privation de nourriture a eu exactement le même effet. Je n’avais plus “plaisir” à rien. La journée se traînait parmi les fantômes de croissants, d’apéritifs, de salades, de desserts et d’encas que tous les lieux qui en étaient auparavant l’occasion réveillaient à présent sous l’inquiet regard du manque. Le plaisir est-il donc l’âme d’un monde qui s’éteint aussitôt qu’il disparaît ?

Le jeûne était ainsi pour moi l’occasion de poser la question de la nature de l’existence, tout en dialoguant un cran plus loin avec ma tendance à l’addiction qui, après mes arrêts successifs, s’était reportée sur la nourriture. Ce sevrage terminal me révélerait si j’étais davantage qu’une bête, qu’un encastrement de voluptés, car il ne resterait qu’elle : la vie, sans les délicieuses interférences de son remplissage.

 

Les restes du plaisir

Or sans plaisir, que reste-t-il ? Ce qui compte. Le corps d’abord. Le corps et ses cinq peaux sensitives, ces cinq interfaces entre le dedans et le dehors, dont les corps cétoniques, libérés par le jeûne, attisent l’activité en provoquant une amorce d’euphorie, comme ces drogues éclairant le réel d’une lumière si détaillée, si ralentie, qu’on croit déceler dans la disposition d’un gravier les secrets du cosmos. Les relations ensuite, relations apaisées car dégagées des attentes qui les distordent. Parvenu à une sorte d’indolence généralisée, on peut se tourner vers les autres en eux-mêmes, sans l’ombre de leur utilité possible. Soi-même, enfin. Car en faisant face à un manque si massif, si apparemment vital — c’est notre excès plutôt que notre défaut d’alimentation qui nous tue : pas d’obèse centenaire — on apprivoise le manque, ou plutôt on le devient, puisqu’on ne manque que de ce qu’on veut être : célèbre, riche, puissant, aimé, ou à défaut, gavé. Dès lors qu’on est manque, on n’est plus dépossédé, ni dépouillé. L’être a remplacé l’avoir.

C’est ainsi qu’à la façon de la cure psychanalytique, dont une des conditions est d’ailleurs l’abstinence sexuelle, la privation d’un corps autarcique nous fait entrevoir l’enveloppe indissolublement corporelle et personnelle du manque, qu’on peut alors habiter pleinement, parce qu’il a été coupé du dérivatif qui tout à la fois l’aspire et le gonfle. On peut alors commencer à travailler sur soi plutôt que sur la meilleure façon de se remplir. Car, source de toute addiction, c’est l’illusion du remplissement qui, en nous bourrant la gueule par la magie de la chimie, semblent dilater l’écorce de notre vie, alors qu’elle ne fait que contracter le périmètre de nos attentes par la promesse sucrée de fusions régressives.

 

Ne plus manquer de soi-même

Si j’ai passé une semaine à endurer le manque, c’était la seule façon, intime et implacable, de ressentir ce moi privé de ce qu’il voulait être — non plus sur le mode de l’amoindrissement de soi, mais de l’épreuve de soi. Ce travail de l’absence permet, d’un même geste, par la soustraction fantômatique du plaisir, de dissiper à la fois la chimère d’un bonheur distant et le cercle vicieux d’un plaisir consolateur.

Le jeûne, plus qu’une abstinence dont la finalité serait purement négative, est surtout une exigence de ne plus manquer de soi. C’est l’exercice spirituel par excellence.

Guillaume von der WeidLe jeûne : l’exercice spirituel par excellence

Laisser un commentaire