Le Bien est-il le plus grand mal ?

Le bien est-il le plus grand mal ? Selon Boris Cyrulnik et Tzvetan Todorov (1), c’est toujours une certaine conception du bien qui, pour punir les hérétiques ou s’imposer aux réfractaires, a justifié les persécutions, les guerres, les génocides. Et il est vrai que les plus grands massacres de l’histoire se sont accomplis en vue du bien : bien d’une race (épuration nazie), d’une religion (guerre sainte), et même de l’humanité (révolution prolétarienne).

Le mal, certes plus néfaste dans sa définition initiale, ne serait lui qu’une personnification illusoire de ce qui nous est défavorable (le diable, le méchant, le barbare). Imaginaires tous deux, le mal serait le négatif d’un bien qui, seul, pousserait au vice. Quand aux actes purement mauvais, ils seraient exceptionnels. Qui fait le mal pour le mal ? Où a-t-on vu quelqu’un infliger une souffrance totalement gratuite à un autre — hormis dans les romans ? Le mal aurait moins de réalité que le bien dont la fascination conduirait aux pires conséquences.

 

L’économie contre la morale

Profonde et stimulante, cette position est toutefois le double reflet du traumatisme causé par les cataclysmes du siècle dernier et d’une longue évolution de la pensée européenne. C’est, tout d’abord, une forme du “plus jamais ça” des utopies qui, à la fin du “court” XXe siècle (1914-1991), auront fait des millions de morts et signé la fin de la suprématie européenne, utopies barbares dont nazisme et stalinisme sont les deux emblèmes symétriques, pour reprendre la puissante idée de François Furet (Le passé d’une illusion). Mais c’est aussi et surtout une déclinaison de l’idéologie éminemment moderne et progressiste consistant à scinder les faits et les valeurs pour n’accorder de réalité qu’aux événements reproductibles, de vérité qu’aux expériences quantifiables, et de valeur qu’aux intérêts matériels, rejetant ainsi le qualitatif hors du vrai et la morale hors de la politique. De même que le vrai n’est plus une réponse au pourquoi, hors d’atteinte, mais une mesure du comment, le bien, sans fondement univoque, a laissé place à la justice, dont les clés de répartition sont toujours négociables. La recherche du bien a laissé place à la poursuite des biens dans une société dont l’économie (justesse) et le droit (justice) sont désormais les discours dominants.

Or cette substitution du Juste au Bien s’est elle-même construite dans un récit utilitariste, où il s’agissait de dépasser des désaccords irrémédiables sur des valeurs absolues vers un accord minimal sur des conditions relatives de la vie collective. Hobbes, qui a connu les guerres de religions européennes, en est le penseur emblématique. Puisqu’il était devenu impossible de s’appuyer sur une religion divisée pour fonder l’État, il chercha à le légitimer formellement sur le consentement individuel, par un contrat social (procédural) indépendant de tout jugement de valeur (moral). Ne parvenant pas à se mettre d’accord sur les fins dernières de l’univers, les individus devaient s’accorder sur les conditions premières de la vie humaine. Nos démocraties libérales descendent directement de cette fondation rationnelle, qui assoit le politique sur un consentement contractuel originaire — reconduit ensuite par le principe minoré de l’élection majoritaire. Les libertés publiques, quant à elles, doivent permettre à chacun de chercher son bien sans nuire aux autres ou plutôt : ses biens — d’où la force excluante de la pauvreté et du chômage dans une société où la richesse, et le travail supposé en être la source sinon exclusive, du moins première, sont les supports principaux de l’appartenance sociale.

 

Alternative sans issue

Or, en renonçant à l’idée du Bien, on est passé d’un extrême à l’autre, d’une société dogmatique écrasant les individus à une société calculatrice pulvérisant l’idéal commun. De fait, l’une avait besoin d’une foi introuvable qui valide le dogme (la révélation divine), l’autre d’un monstre imaginaire qui limite la liberté (le Léviathan). En réalité, l’une a besoin de l’autre. L’exigence de justice et l’idéal du bien ne peuvent être séparés. Si la justice est une condition nécessaire à l’existence collective, ne serait-ce que sous la forme minimale de la paix civile, elle ne peut suffire à une société qui non seulement frustre les désirs individuels mais encore les oriente, voire les créée, par la rigueur et la fécondité de la reconnaissance sociale. Or l’alternative entre le Bien et le Juste  aboutit d’une part à vider le discours politique de toute substance (qui devient pure communication politique), d’autre part à marginaliser les débats moraux au sein d’instances apolitiques comme le Conseil consultatif national d’éthique. Pour redonner à la politique sa force, il faut y rétablir un vrai débat moral.

Dès lors, la question est : quel est ce bien surplombant les intérêts individuels ? Tzvetan Todorov et Boris Cyrulnik semblent alors se retrancher derrière la compassion. Elle seule pourrait résister au maléfisme du bien en réunissant les individus, non pas les uns contre les autres, mais tous ensemble contre une souffrance dont la pitié serait l’antidote humain. Seulement c’est pour aussitôt reconnaître qu’“on ne pourrait plus vivre si l’on devait aider tous les sans-abris et les mendiants”. Et en effet, cette compassion est insuffisante dans la mesure où elle ne change pas le réel qui produit l’exclusion et la compassion théorique. Or c’est là qu’une idée du bien est indispensable, le bien comme horizon d’une société qui ne produirait plus de souffrances inutiles ou injustes.

 

Morale fermée contre morale ouverte

Une certaine conception du bien, loin d’être le plus grand mal, est donc nécessaire pour sauver la société des “eaux glacées du calcul égoïste” et la faire évoluer vers plus de justice, plus de réciprocité, plus de commun. Aussi faut-il distinguer un “bon bien”, dont la définition est ouverte, d’un “mauvais bien” dogmatique, qui n’est que la continuation de l’égoïsme par des moyens communautaristes. Dans Les deux sources de la morale et de la religion Bergson opposait ainsi une morale fermée sur sa communauté d’origine, motivée par les intérêts de ses membres, à une morale universaliste et ouverte, appelant à une unification cosmopolite.

La démocratie libérale n’est donc pas suffisante. Il faut encore un bien substantiel, à fixer ensemble, qui donne un but aux procédures collectives. Et de même que l’“eurocompatibilité” est devenue, en Suisse, un critère dirimant dans le processus législatif, le bien défini par une société doit être “universel compatible”, pour être étendu autant que possible. C’est ce que l’Europe a échoué à faire jusqu’ici, en supposant que l’union économique conduirait naturellement, par le fameux phénomène de spill over, à l’élaboration d’un projet commun. Et c’est précisément cette absence d’un bien substantiel défini ensemble qui menace de voir réémerger en Europe des visions perverties et segmentées du bien.

 

(1)  “La tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal”, Le Monde, 30 décembre 2016.

Guillaume von der WeidLe Bien est-il le plus grand mal ?

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